Une Nuit avec Monsieur Teste – Création 2022
production Cie Françoise Cadol, co-production : le Théâtre Molière Sète, Scène Nationale Archipel de Thau

Il était une fois… « Une nuit avec Monsieur Teste ».

C’est le titre d’une pièce de théâtre, et pourtant, l’écrire a été un roman.

Tout commence ce jour de 1995. Les transports en commun sont en grève dans Paris. Il reste les voitures. Beaucoup de personnes sont à pied. J’en fais partie. Un nouveau directeur de Théâtre vient d’être nommé dans un Théâtre parisien renommé.
Munie de mon CV de comédienne je vais me présenter à cet homme.

Il vient de mettre en scène une pièce dont c’est la 1ère.

Après les applaudissements, je l’attends à la sortie, lui dis « bravo » avec un enthousiasme sincère. Puis je me présente. Je lui tends mon CV et lui dis « je serais heureuse si pour votre prochaine mise en scène, vous acceptiez de penser à moi ».
L’homme de théâtre prend mon CV. Il s’approche de son vélo, accroché à un arbre en face du théâtre. Il le détache et me dit : « Je vais le mettre sur mon porte-bagage et on verra bien s’il est encore là quand j’arrive chez moi ! ».
Je le regarde, sidérée.

Au lendemain de ce jour mémorable, j’entre dans une librairie.
Un magazine attire mon regard : Première Biographie sur Paul Valery.
Je ne connais pas l’auteur du livre, Denis Bertholet. Et le nom de Valéry m’est à peine familier.
Le ton de l’article m’interpelle dans ce qu’il offre à découvrir de cet auteur. J’achète le livre.

Vous dire que j’ai dévoré le livre en quelques heures, est un euphémisme…

Les phrases me touchent. Elles ouvrent dans mon esprit des portes que ce dernier n’avait pas su voir. Malgré le souvenir douloureux de la veille, Paul Valéry me susurre une idée. Celle d’écrire pour mettre entre ces « gens » que représente le directeur de théâtre et moi, quelque chose de protecteur ! Et ce quelque chose est en fait quelqu’un. Monsieur Teste. Quel meilleur personnage que Monsieur Teste pour m’épauler dans cette démarche ! Cet être à l’écart de l’ordinaire, donc extra-ordinaire.

Je me lance à la découverte de celui dont la plume a écrit le Cimetière marin. Je lis autant que j’étudie ses livres, ses idées, ses études sur Léonard de Vinci, Edgar Allan Poe, ses cahiers, ses poèmes, ses dessins. Je me sens absorbée autant qu’imprégnée par son écriture, ses pensées, son imaginaire.

Et souvent, au détour d’une ligne, d’un mot… un regard. Teste me fixe.

Le regard de ce « bonhomme qui pense », de cet être antipathique et si empathique, de cet esprit libre qui répète « Que peut un homme ? » est d’une puissance ! Et moi, que puis-je ?

Teste ne laisse rien au hasard. En véritable scientifique, il survole les frontières de la connaissance pour étendre ses connaissances. Il apprend. Il comprend. Il pense. La précision et la perspicacité sont son 6ème sens.

J’ai besoin d’apprendre. Il devient un mentor. Je me perçois au bord d’un quelque chose. Alors j’écris. Ce quelque chose, il me faudra 25 ans pour le mettre sur scène. Ce que l’on nomme la Vie, les autres, obstruent le projet.


Alors que les ouvertures, les lettres de soutiens rédigées par des personnalités du théâtre viennent épaissir ma motivation, un ayant droit de la famille Valéry ferme une porte, alors que tous les autres ont dit « oui ». J
’ai fait de magnifiques rencontres parmi eux ! Que de personnes passionnantes ! Et pourtant une porte se ferme.

De nombreuses personnes soutiennent le projet, à la Comédie Française, au Théâtre du Rond-Point, à la Fondation Beaumarchais. Aussi le biographe Denis Bertholet, et des comédiens dont Laurent Terzieff, mais une porte se ferme.

Je ne peux rien y faire ! L’œuvre de Paul Valéry n’est pas libre de droit. J’ai pris quelques passages de son œuvre. Et un des personnages de ma pièce est Monsieur Teste.

Le texte, alors, est rangé pendant plus de 15 ans à plat dans un tiroir où sont rangés crayons, stylos et autres instruments utiles pour écrire. A l’instar d’un film, les saisons passent, mon quotidien me fait oublier, mais la mémoire est tenace. Ma vie de comédienne et de dramaturge me conduit vers d’autres chemins.

Mais… la mémoire est tenace.

Nous sommes un jour d’Octobre 2015 à Paris.
J’entre dans une librairie à deux rues de chez moi. Je prends un livre, vais à la caisse pour payer, sors ma carte, tends le bras et là… le temps s’arrête ; pardon, un slow motion devrais-je dire, pour parler dans la tendance.

Devant moi, un petit livre.
Mon corps s’immobilise, même les mots se figent dans mon esprit.
Je regarde mon doigt s’extraire de cette immobilité pour montrer ce livre. Je regarde le libraire, que je connais et lui dis à la manière d’un autiste : « Pourquoi as-tu mis ce livre, là ? Qu’est-ce qu’il fait, là ? Pourquoi tu as mis ce livre, là ? Je ne comprends pas ! Pourquoi tu as fait ça ? Habituellement, tu ne mets jamais de livre près de la caisse, pourquoi tu as fait ça ? »
Et ce moment dure. Il dure…

À nouveau, je me sens sidérée, abasourdie.

Quinze ans et un souvenir de ma mémoire, placé au fond d’un tiroir pousse, pousse de l’intérieur. Car sous mes yeux, « Monsieur Teste » est là, dans une nouvelle édition ! L’écrit de Paul Valéry est « tombé » dans le domaine public. Le tiroir vient de se rouvrir, la pièce de théâtre réduite au silence toute ces années, crie : « Enfin ! »

Plusieurs fois, je change le titre de la pièce. Et j’en rédige plus d’une cinquantaine de versions. Monsieur Teste n’est pas homme à se laisser dompter aisément.

Je travaille, l’étudie. Je laisse tomber, j’arrête, je reprends, je change, je comprends… C’est trop, ou pas assez. Ce n’est pas ça, peux mieux faire, qui « je suis ? »

Et puis, à force de ténacité, et peut-être d’un coup de pouce de Paul Valéry, Monsieur Teste, celui que j’appelle Teste dans l’intimité, laisse s’entrebâiller la porte de son esprit indomptable. J’aime à penser, qu’il a décidé de se laisser approcher maintenant, car avant, à l’évidence je ne devais pas être prête.

Nous sommes le 12 mars 2022. Je suis là, à vous raconter l’histoire de cette histoire.

Dans quelques jours, toute l’équipe me rejoint pour les dernières répétitions de « Une nuit avec Monsieur Teste » avant sa création le 22 Mars au Théâtre Molière à Sète.

25 ans ! Ah ce Temps ! J’ai à l’esprit cette phrase du physicien Carlo Rovelli, « le Temps n’existe pas, seul le présent existe qui est un point en dehors du temps ! ». Un point.

Il me semble que Paul Valéry et Teste seraient d’accord avec cette idée !

Car en définitive, qui inspire qui ? Et que peut un homme ?

On en revient toujours là !

Françoise Cadol